31/05/2012
(ISL) Heimsendir (World's End) : entre l'allégorie politique et la satire de la psychiatrie
Article 5. "Drugs are optional... (except for those that need them)."
Connaissez-vous ce sentiment d'intense satisfaction téléphagique qui vous étreint lorsque vient enfin le moment de se lancer dans un projet que vous attendiez avec impatience depuis des mois et qu'ensuite le résultat se révèle à la hauteur, dépassant même vos espérances ? C'est ce qui m'est arrivé ces derniers jours. Si vous lisez régulièrement ce blog, vous vous souvenez que cela fait déjà quelques temps que je vous parle d'une série islandaise récente qui avait réussi le tour de force de m'intriguer et de me pré-fasciner par sa seule affiche (pour laquelle la parenté esthétique avec Naeturvaktin était évidente) et une brève bande-annonce.
Heimsendir (World's End à l'international) a été diffusée sur Stöð 2 à la fin de l'année 2011 (de septembre à novembre). Elle compte en tout 9 épisodes dont la durée varie entre 30 et 35 minutes. On retrouve à son origine (et en partie aussi devant la caméra) la brillante équipe (Jóhann Ævar Grímsson, Jörundur Ragnarsson, Pétur Jóhann Sigfússon et Ragnar Bragason) qui a créé la grande série islandaise de ces dernières années, la trilogie constituée par Næturvaktin, Dagvaktin et Fangavaktin. Si on perçoit certaines influences communes entre les oeuvres, notamment dans leur dimension humaine, Heimsendir investit cependant un registre très différent : ce bijou d'une inventivité fascinante flirte avec la fable politique, à la fois allégorique et satirique. Inutile de faire durer le suspense : j'ai été complètement conquise.
Heimsendir se déroule en 1992 au sein d'un asile psychiatrique isolé dans la campagne islandaise. La série débute avec l'arrivée d'un nouveau patient, Einar, un enseignant qui après plusieurs crises se retrouve envoyé là-bas contre sa volonté, avec l'autorisation de sa famille. Il s'ajuste difficilement à ce quotidien de l'hôpital, refusant de se considérer comme malade. Mais ce sont surtout les conditions de vie imposées par l'institution qui vont attiser sa révolte. En effet, la direction de l'asile impose non seulement un règlement très strict, infantilisant à l'extrême les patients, mais elle administre aussi des traitements médicaux forts sans aucune concertation. Au sein du staff, Ludvik est sans doute le seul à essayer de prendre en compte les désirs et besoins de ceux qu'ils sont pourtant censés aider vers une éventuelle guérison.
Voyant qu'aucune discussion n'est possible, Einar allume l'étincelle révolutionnaire au sein de l'établissement, interpellant et convaincant ses compagnons de réclamer un certain nombre de droits fondamentaux, parmi lesquels l'interdiction d'être drogué contre sa volonté. Au cours d'un long week-end férié, la confrontation s'envenime et les évènements dégénèrent. Les patients profitent du manque de personnel pour prendre le contrôle de l'hôpital. Le staff est enfermé. Et les anciens internés entreprennent alors le premier acte de la nouvelle ère : la rédaction d'une constitution. Mais très vite, à la place de la liberté initialement proclamée, le fonctionnement de l'établissement glisse vers la dictature tandis que Margeir, un jeune schizophrène, laisse apparaître une nouvelle personnalité, ambitieuse et dangereuse...
A partir de son cadre hospitalier, Heimsendir s'impose tout d'abord dans un registre surprenant : celui de l'allégorie politique. La construction narrative très familière, que l'on pourrait rapprocher d'une forme d'apologue, m'a très vite fait penser à celle d'un livre qui m'avait marqué dans ma jeunesse, La ferme des animaux de George Orwell. Trois grandes étapes peuvent ainsi être distinguées dans le récit. Initialement, le soulèvement ouvre une période d'euphorie où s'exprime une utopie révolutionnaire durant laquelle toutes les espérances sont permises. Puis, les premières dérives se font jour : la liberté peut très vite engendrer le chaos, a fortiori dans un asile. Les dirigeants retombent alors dans les travers de l'institution qu'ils ont balayée. Dans Heimsendir, le motif de la discorde est l'administration de drogue. C'est pourquoi l'article 5 de la constitution garantit que ces médicaments ne sont qu'optionnels : nul ne peut être forcé à les ingurgiter. Mais après un comportement dangereux d'un malade, Einar amende unilatéralement le texte, ajoutant un significatif "sauf pour ceux qui en ont besoin" et ouvrant ainsi la voie à la médication forcée. Tout comme la loi fondamentale dans La ferme des animaux avait commencé en proclamant que "tous les animaux sont égaux" pour finir complétée par "mais certains le sont plus que d'autres". A partir du moment où les dirigeants s'affranchissent du cadre légal, la communauté glisse vers la dictature : une nouvelle figure s'impose pour parachever le basculement d'un régime où toute voix dissonnante est désormais réduite à néant.
Si le livre d'Orwell était une critique du stalinisme, les emprunts historiques de Heimsendir sont différents, mais tout aussi identifiables. La série trouvera un écho particulier auprès du téléspectateur français, car les scénaristes ont manifestement ouvert un livre d'Histoire de la révolution de 1789. Les références s'enchaînent de façon assez savoureuse. Ainsi, par exemple, après s'être arrogé le pouvoir constituant, la personne pouvant s'exprimer et devant être écoutée par les autres est celle qui porte un chapeau, lequel n'est pas sans rappeler le bicorne napoléonien. Ensuite, parmi les grandes idées de réforme faites, l'ingénieur du groupe propose d'instaurer l'heure et la semaine décimale (et un épisode a même pour titre... "thermidor"). Puis la série nous rejoue une variante symbolique de l'assassinat de Marat dans son bain, portant le tableau bien connu à l'écran : au poignard se substitue l'ingestion de drogue... attentat chimique adapté au cadre de l'asile. Après l'organisation de procès pour juger l'ancienne institution, Margeir/Mori décide de répartir les différentes fonctions entre plusieurs comités, chapeautés par un comité central, le comité "of public awareness" (écho au comité de salut public). C'est assez jubilatoire de voir ainsi transposer ces éléments narratifs familiers, d'autant plus que la fiction se les réapproprie avec aplomb et logique, faisant preuve d'une inventivité et d'une richesse dans son propos qui sont vraiment remarquables.
A côté de sa dimension politique, Heimsendir n'oublie cependant jamais la particularité de ses protagonistes et des problématiques médicales inhérentes à son sujet. La série développe ainsi un second versant : une satire de la psychiatrie au cours de laquelle elle s'interroge sur le traitement des patients. Avec une écriture fine mais tranchée, la série n'hésite pas à manier un certain sens de l'absurde, proche de la caricature, sans jamais trop en faire. Le fait de se dérouler en 1992 lui permet de se référer à une période précédant la modernisation de ces établissements. Elle distribue donc efficacement les rôles au sein du personnel : on retrouve en effet des personnages dont les positionnements bien définis sont représentatifs d'un milieu. Il y a le directeur principalement préoccupé par son projet personnel et le livre qu'il est en train de rédiger dessus, l'infirmière pour qui la seule réponse aux comportements à risque est l'administration massive de drogue sans la moindre considération pour les malades, mais aussi le thérapeute qui, à l'opposé, s'efforce de donner aux patients l'occasion de s'exprimer, estimant que c'est en leur faisant faire des activités qu'ils pourront le mieux s'épanouir. La réussite de la série est de faire en sorte que ces personnages ne soient jamais déshumanisés : ils gardent leurs doutes, leurs obstinations et leurs émotions. Le fait d'ajouter une histoire plus personnelle, avec l'adolescente de l'infirmière et du thérapeute, contribue à ce subtil équilibre.
Ce même effort de nuance se manifeste dans la caractérisation des malades, qui sont le coeur de la série. C'est une large galerie de patients qui est ainsi mise en scène ; cette richesse apporte une diversité bienvenue, témoignant de l'ambition des scénaristes. Leurs pathologies sont montrées sans jamais alourdir le récit, mais en apportant une touche d'inattendu, à l'occasion touchante. D'autant que derrière des apparences parfois abrasives se cachent souvent des histoires poignantes qui ne laissent pas le téléspectateur indifférent. Heimsendir s'intéresse plus particulièrement à ceux qui vont jouer les fonctions clés dans la fable allégorique à l'oeuvre sous nos yeux. Leurs personnalités et leurs motivations sont assez fouillées. Le mélange est réussi entre un facteur particulier d'irrationalité inhérent à leur état mental et une logique implacable qui leur fait trouver leur place dans cet engrenage révolutionnaire. Si, durant la première partie, c'est Einar qui apparaît comme le coeur du soulèvement en gestation, c'est ensuite Margeir qui s'impose comme la complexe et troublante figure principale. Les différentes personnalités du schizophrène lui confèrent une ambivalence marquante. La clé de l'intrigue résidera dans la compréhension progressive du personnage et de ses blessures passées ; et ici, la série maîtrisera admirablement son sujet et tous les développements jusqu'à l'image finale de conclusion.
Brillante sur le fond, Heimsendir l'est aussi sur la forme. La réalisation a été confiée à une valeur sûre du petit écran islandais, Ragnar Bragason (il a déjà réalisé notamment la trilogie Naeturvaktin). Non seulement l'image est impeccable, mais surtout le travail entrepris sur la symbolique de certains plans est admirable. Jubilatoire même. Ce soin s'étend jusqu'aux couleurs dominantes à l'écran qui évoluent au fil de la mutation du régime : la révolution voit le rouge prévaloir ; puis à mesure que l'on tend vers la dictature, un blanc épuré s'y substitue (les quelques screen-captures vous donnent un aperçu assez représentatif). Quant à la bande-son, elle est tout simplement magnifique et ô combien appropriée : les morceaux de musique classique familiers à l'oreille du téléspectateur se succèdent en grande pompe, du Bach, du Beethoven... Déchirantes ou épiques, toujours animées d'un souffle particulier, ces partitions musicales épousent et font corps avec le récit, le rythmant et donnant avec justesse leur tonalité aux séquences en cours.
Enfin, Heimsendir dispose d'un convaincant casting, à la hauteur pour retranscrire toute cette galerie de personnages mis en scène, égarés et fragiles, mais aussi touchants et déterminés. Parmi les têtes les plus connues, on retrouve deux des trois acteurs de la trilogie Naeturvaktin. Si Pétur Jóhann Sigfússon renoue avec un personnage assez attachant qui fait preuve de beaucoup d'empathie envers ses patients, c'est Jörundur Ragnarsson qui bénéficie du rôle le plus fascinant, celui de Margeir. L'acteur délivre une performance impressionnante. Incarnant ce schizophrène dont on verra plusieurs personnalités distinctes au cours de la série, il fait preuve d'une belle faculté à se métamorphoser complètement suivant la personnalité dominante, enfantin ou machiavélique, perdu ou hystérique. A leurs côtés, on croise notamment Halldór Gylfason, Halldóra Geirharðsdóttir, Karl Ágúst Úlfsson, Nína Dögg Filippusdóttir, Bára Lind Þórarinsdóttir, Sigurður Sigurjónsson, Brynhildur Guðjónsdóttir, Lára Jóhanna Jónsdóttir, Margrét Helga Jóhannsdóttir, Víkingur Kristjánsson, Jóhann Sigurðarson, Benedikt Erlingsson, Hallgrímur Ólafsson, Guðjón Þorsteinn Pálmason, María Guðmundsdóttir, Erla Rut Harðardóttir, Þröstur Guðbjartsson ou encore Friðgeir Einarsson.
Bilan : A la fois allégorie politique fascinante et satire dosée de la psychiatrie, Heimsendir est une oeuvre très soignée, à l'écriture consistante et fluide, dont la richesse réside dans ces différents niveaux de lecture. Fable pessimiste dans son portrait des limites de l'utopie révolutionnaire, l'efficacité et la simplicité de son histoire n'ont ici d'égal que la maîtrise d'ensemble de l'exécution d'un récit parfaitement millimétré. La série va crescendo, gagnant en intensité jusqu'à la chute finale. Pour autant, Heimsendir n'en néglige pas non plus ses personnages, conservant une dimension humaine très forte, souvent touchante, et sachant bien exploiter le cadre particulier de l'asile. Avec son sens certain du détail, le soin apporté à son identité visuelle et musicale, ses références historiques transparentes, cette série est un OTNI (Objet Télévisuel Non Identifié) jubilatoire qui mérite vraiment le détour.
NOTE : 9/10
La bande-annonce de la série (sous-titrée anglais) :
Le générique de fin (enfin, surtout sa musique) :
[A noter : Comme toutes les séries islandaises, Heimsendir a été éditée en DVD avec une piste de sous-titres anglais, disponible notamment par là.]
09:45 Publié dans (Séries européennes autres) | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : islande, heimsendir, world's end, pétur jóhann sigfússon, jörundur ragnarsson, halldór gylfason, halldóra geirharðsdóttir, karl agúst ulfsson, nína dögg filippusdóttir, bára lind Þórarinsdóttir, sigurður sigurjónsson, brynhildur guðjónsdóttir, lára jóhanna jónsdóttir, margrét helga jóhannsdóttir, víkingur kristjánsson, jóhann sigurðarson, benedikt erlingsson, hallgrímur Ólafsson, guðjón Þorsteinn pálmason, maría guðmundsdóttir, erla rut harðardóttir, Þröstur guðbjartsson, friðgeir einarsson | Facebook |
Commentaires
Plus j'avance dans la lecture de ta superbe critique, plus j'ai envie de rendre hommage à la créativité de certaines séries. Il fallait oser un pitch pareil. Et pourtant je crois que depuis que je te lis, j'ai jamais eu autant envie de découvrir une série.
J'ai comme toi presque peur d'être déçu vu l'ambition du sujet.
Un grand, grand merci (comme d'habitude) !
Écrit par : Eclair | 31/05/2012
Ton billet est savoureux et donne vraiment envie. C'est le côté satire de la psychiatrie qui m'intéresse en premier lieu car c'est un style dont je suis assez friande. Et j'avoue que c'est surtout le cadre qui me tente car je connais quelque peu le milieu de la psychiatrie (pas du côté des patients, je rassure :p). Voir des patients remettre inévitablement en cause le traitement médicamenteux et tenter de changer les choses à leur manière titille forcément ma curiosité personnelle / professionnelle. Après, j'ai un peu peur d'être agacée par cette vision de la schizophrénie que tu décris brièvement. Je développe une réaction assez épidermique face à cette propension à ramener cette pathologie au trouble dissociatif de l'identité (si tant est qu'il existe vraiment... Hmm.) car les deux ne sont pas forcément liés. D'ailleurs, le TDI n'est généralement pas traité chimiquement alors qu'une schizophrénie, si. Bref. C'est malheureusement le genre d'élément idiot susceptible de me gâcher quelque chose. Cela dit, si les qualités sont aussi prégnantes que ce que tu sembles dire, je devrais a priori passer outre des possibles éléments psychiatriques qui m'agacent dans la culture télé / ciné.
Écrit par : Kerydwen | 31/05/2012
@ Eclair : L'originalité et l'inventivité dont fait preuve cette série sont vraiment marquants en effet. C'est assez jubilatoire et savoureux de voir l'ambition et le soin apporté à l'ensemble, cette façon de pleinement maîtriser et s'approprier un sujet à part.
@ Kerydwen : Je pense que l'angle d'approche peut en effet t'intéresser. En google-translatant quelques interviews, il semble que les scénaristes aient fait quelques recherches sur le sujet. La décision de se passer en 1992 notamment est liée à la volonté de crédibiliser le portrait fait du milieu (l'utilisation de drogue ou la question des diagnostics pouvant faire débat).
Et pour le patient schizophrène, je crois bien que l'erreur vient avant tout de moi et de mon ignorance complète de ce domaine (de ma culture télé/ciné / mea culpa...). Parce que si on parle bien des symptômes du trouble dissociatif de l'identité dans la série, je crois bien que j'ai déduit par association en "auto-diagnostiquant" le personnage. Je ne suis pas certaine que le terme schizophrénie soit mentionné une seule fois. C'est d'ailleurs un cas de TDI qui fait débat, certains considérant que le malade simule/n'est pas vraiment malade. Et ce qu'on apprend ensuite sur le patient me fait me dire en te lisant qu'en fait, ce n'est pas de la schizophrénie. Oublie donc ce qualificatif dans ma review (je suis plus compétente sur la partie Histoire ^^).
En tout cas, ta vision "professionnelle" sur Heimsendir serait vraiment intéressante à lire ! Et je suis très curieuse de voir comment quelqu'un plus attiré par le second versant appréciera et analysera la série !
En tout cas, je maintiens mon concert de louanges pour cette série qui sort des sentiers battus ! :)
Écrit par : Livia | 31/05/2012
Eh bien là, tu m'as définitivement convaincue parce qu'en plus si le cas de ce patient fait débat, j'ai envie de dire que c'est la cerise sur le gâteau. Merci beaucoup pour ces précisions. Je sens que je vais prochainement passer une certaine commande :)
Écrit par : Kerydwen | 31/05/2012
Un article très complet pour une série bien surprenante. Étant un inconditionnel de la "trilogie Næturvaktin", je ne pouvais que me précipiter pour la voir. Les premiers épisodes déroutent un peu par leur aspect chaotique, mais on découvre au fil de l'intrigue un récit soigneusement agencé agrémenté de belles trouvailles scénaristiques, souvent imprévisibles. La performance d'acteur de Jörundur Ragnarsson est effectivement mémorable.
On a vraiment le sentiment en voyant Heimsendir que la télévision islandaise est bien peu frileuse et n'hésite pas à donner carte blanche à ses créateurs, qui parviennent ici à traiter avec brio un sujet difficile car dérangeant.
La fin de la saison laisse penser qu'une suite est possible (peut-être une nouvelle trilogie, qui sait?).
Écrit par : Greg | 20/06/2012
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