19/09/2013
(ISRL) Ta Gordin (The Gordin Cell / Mice) : jeux de dupes et d'espions russo-israéliens
"He didn't choose to betray. He was born to it."
Si le dernier Festival SériesMania a conforté ma curiosité à l'égard du petit écran israélien, grâce aux découvertes des premiers épisodes de 30 shekel per hour et d'Ananda, les difficultés pour pouvoir visionner ces séries continuent de se confirmer. Hatufim nous est certes parvenue (merci Arte), dans le sillage tracé par le succès de Homeland, mais la barrière linguistique ne semble pas encore prête d'être résolue pour accéder à ce vivier de créations télévisuelles. Heureusement la magie d'internet opère parfois : une âme curieuse et charitable (en plus d'être bilingue) qui se lance dans le sous-titrage d'une série jusqu'alors inaccessible. C'est le chemin qu'a suivi Ta Gordin cet été. Cela tombe bien, car elle figurait parmi les quelques fictions israéliennes récentes que j'avais très envie de découvrir (une fiction d'espionnage, vous savez que je ne peux y résister...).
Créée par Ron Leshem, Ta Gordin (ou The Gordin Cell / Mice en version internationale) a été diffusée en Israël du 4 janvier au 22 mars 2012. Elle compte 12 épisodes de 40 minutes environ. Notez qu'elle avait été projetée en France au Festival SeriesMania 2012 (d'où l'importance du circuit des Festivals pour s'ouvrir au monde). A l'international, le format de Ta Gordin a retenu l'attention de NBC qui en a acheté les droits l'année dernière pour un éventuel remake. Une adaptation locale russe est également en projet. Sur le papier, cette série apparaît comme la cousine éloignée d'une autre série américaine récente : The Americans. Il est en effet question d'agents russes, de cellules dormantes... Mais elle se situe dans le présent, l'URSS n'est plus, les enjeux ont changé. Que se passe-t-il alors lorsque les anciennes allégeances sont rappelées pour réclamer une loyauté aux enfants des ex-agents ?
Les Gordin sont une famille d'origine russe ayant immigré en Israël dans les années 90. En apparence sans histoire, Mikhail et Diana, ainsi que la mère de cette dernière, vivent dans un beau quartier résidentiel. Le couple a deux enfants, désormais adultes : l'aînée, Nati, une jeune femme pragmatique qui s'est éloignée et mène sa propre vie, et Eyal, un soldat décoré dans l'armée israélienne qui, lui, vit toujours chez ses parents. Le quotidien bien ordonnancé de Mikhail et Diana bascule lorsqu'une figure du passé ressurgit à leur porte : Yaakov, le responsable des opérations du SVR (le service des renseignements extérieurs russes, successeur du KGB) en Israël, vient les solliciter pour une mission. Il avait déjà embrigadé Nati il y a des années, mais cette fois, c'est d'Eyal dont il a besoin.
Or ce dernier ignore tout de l'ancienne vie parallèle de sa famille. Déterminé à s'intégrer dans le pays, il s'est efforcé de laisser derrière lui ses origines russes. En dépit des efforts de ses parents, qui tentent de fuir, puis de convaincre le SVR de les utiliser eux plutôt qu'Eyal, Yaakov poursuit implacablement ses projets à la recherche de quelque chose auquel seul le jeune homme peut accéder... Débute un jeu des manipulations complexe, riche en faux-semblants, où chacun sert ses propres intérêts. Les choses se compliquent d'autant plus que le Shabak (le Shin Bet, le service de sécurité intérieur israélien) se rapproche dangereusement du réseau d'agents russes. En effet, celui qui dirige l'investigation israélienne a des comptes personnels à solder avec Yaakov.
Le premier atout de Ta Gordin est le cadre particulier dans lequel elle se déroule : à la différence de The Americans où les origines russes des protagonistes sont un arrière-plan parfois lointain et très lissé, la série israélienne embrasse au contraire une dimension résolument multiculturelle. Indirectement, il est donc question d'intégration, mais aussi de respect d'une certaine culture, voire de traditions, au sein de la communauté immigrante russe. De plus, Ta Gordin se vit linguistiquement puisqu'il s'agit d'une fiction bilingue, alternant constamment entre hébreu et russe - y compris chez ceux qui traquent ces agents extérieurs, car la connaissance de cette langue s'impose comme une nécessité jusqu'au sein de l'unité spéciale du Shaback. Si un téléspectateur à l'oreille non aiguisée mettra quelques épisodes pour distinguer les deux langues, pour un public international en quête de dépaysement télévisuel, cet effort de remise en contexte est très attrayant, fonctionnant un peu comme l'avait fait Im Angesicht des Verbrechens.
Cependant, à partir d'une telle base, Ta Gordin n'en décline pas moins une histoire assez neutre. La série ne s'embarrasse ni de politique, ni d'idéologie, posant des enjeux tels que l'histoire pourrait se dérouler dans n'importe quel cadre. C'est une pure fiction d'espionnage qui se réapproprie pleinement les codes les plus classiques du genre. La partie d'échecs qui se joue est létale, et ses finalités inconnues. On y trahit et on est trahi : la manipulation est constante, élevée au rang d'art, et les allégeances fluctuantes, le double-jeu régnant en maître. Privilégiant la progression de l'histoire, le récit est vif, sans temps mort, et n'hésite pas à prendre quelques raccourcis pour provoquer plus sûrement les confrontations. L'ambiance glisse peu à peu dans une paranoïa de plus en plus prononcée, chaque développement contribuant à s'interroger sur ce qui est réellement à l’œuvre et sur ce que cachent les ordres et les opérations montées. Ce ne sera que dans la toute dernière ligne droite que les pièces du puzzle s'emboîteront.
Pour autant, aussi codifiés que soient ces jeux d'espions, les premiers épisodes de Ta Gordin manquent de la tension légitimement attendue. La faute à une narration un peu trop huilée, un peu trop plate, qui va droit au but et déroule sans prendre le temps de nuancer ses propos, ni de s'intéresser à l'ensemble des possibilités que les situations dépeintes lui ouvrent. La seconde partie est plus accrocheuse, délivrant des épisodes intenses et prenants qui immergent totalement le téléspectateur dans la course contre-la-montre qui se joue. L'approche narrative très directe a une autre conséquence : la série se concentre avant tout sur l'engrenage qui va broyer ses protagonistes, sans trop s'attarder sur ces derniers. La caractérisation se contente du minimum, laissant quelques regrets tant il y avait de la matière pour approfondir les figures si ambivalentes qui peuplent la série. Les duplicités des uns, les déchirements des autres, les dilemmes posés, tout cela aurait mérité d'être développé avec plus d'ambitions. Au final, Ta Gordin est une fiction d'espionnage efficace, mais elle aurait pu acquérir une dimension supplémentaire si elle avait su explorer toutes ces pistes qu'elle ne fait qu'effleurer.
Par ailleurs, Ta Gordin bénéficie d'une réalisation correcte, sans que la forme permette à la série de véritablement se démarquer. La caméra est plutôt nerveuse, la photographie assez claire, renvoyant une impression d'ensemble dynamique. Elle correspond à la tonalité du récit proposé. Pareillement, le générique reprend les crispations troublées et paranoïaques qui parcourent la fiction. Un petit reproche cependant : il lui manque un fond sonore peut-être plus identifiable que l'on associerait durablement à la série (cf., sur cette limite, la 2e vidéo ci-dessous pour un aperçu du générique).
Enfin, Ta Gordin rassemble un casting homogène. Ran Danker (dont les cinéphiles se souviennent peut-être pour le film Eyes wide open/Tu n'aimeras point en 2009) interprète Eyal Gordin, personnage souvent fuyant, mais intense, qui subit les évènements plus qu'il ne les provoque ou les comprend. Jouant sa soeur, Neta Riskin est celle qui a le rôle le plus ambivalent de la distribution, ayant l'occasion de souligner les talents d'actrice de son personnage reine de la manipulation. Slava Bibergal et Elena Yerlova - qui sait faire ressortir une froide détermination - interprètent leurs parents. Côté SVR, c'est Mark Ivanir (qu'on a déjà croisé sur ce blog dans une autre série empreinte d'ambiance russe, l'allemande Im Angesicht des Verbrechens, plus récemment vu aux États-Unis dans Royal Pains) qui incarne un Yaakov difficile à déchiffrer, maître-espion rompu à tous ces jeux létaux. Côté Shaback, le duo en charge du contre-espionnage russe est composé de Moni Moshonov (Be Tipul), pendant parfait à Yaakov ayant lui-aussi plus d'un tour dans son sac, et Aviv Alush (Asfur), nouveau venu plus impulsif qui doit encore faire ses preuves. On croise également Tom Hagi, Samuel Calderon, Nathalia Manor, Valeria Polyakova, ou encore Ischo Avital.
Bilan : Fiction d'espionnage solide, Ta Gordin se réapproprie les ficelles classiques de ce genre, les adaptant au cadre familial atypique dans lequel la série se déroule. En douze épisodes, elle signe une intrigue complexe, rythmée par les manipulations et les trahisons de personnages ambivalents qui suivent tous leurs propres agendas. La série fait le choix de privilégier l'engrenage qui se referme sur la famille Gordin. Il en résulte quelques points perfectibles : la caractérisation des personnages aurait méritée d'être plus fouillée et aboutie, de même que le récit aurait parfois gagné à prendre son temps et à être moins précipité. Peut-être en attendais-je trop (depuis le temps que je souhaitais la voir). Reste que l'ensemble est très efficace, avec un cadre multiculturel russo-israélien qui constitue aussi un argument de poids.
C'est donc une série que je recommande à tout amateur de fictions d'espionnage, mais aussi aux téléphages curieux d'explorer le petit écran israélien. Une chose est sûre, elle a confirmé et conforté mon intérêt pour la télévision de ce pays, en espérant voir ses fictions continuer à nous parvenir, même au compte-goutte actuel !
Une dernière remarque, d'ordre technique : les sous-titres anglais de Ta Gordin se trouvent sur internet, mais les vidéos sont celles diffusées à la télévision israélienne, donc avec des sous-titres hébreux incrustés. Pensez à modifier les réglages des sous-titres que vous ajoutez de façon à ce que l'anglais ressorte. Bien réglée (à partir d'un lecteur tel que VLC), la superposition ne pose aucun problème pour le confort de visionnage.
NOTE : 7,25/10
Une bande-annonce de la série (sous-titrée anglais) :
Le générique :
16:00 Publié dans (Séries israéliennes) | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : israël, espionnage, yes, ta gordin, the gordin cell, mice, ran danker, elena yerlova, slava bibergal, neta riskin, tom hagi, moni moshonov, aviv alush, samuel calderon, mark ivanir, nathalia manor, valeria polyakova, ischo avital, denis sandler, anton ostrovsky-klein | Facebook |